Institut Sépharade Européen Moïse Tshombé, Président du Katanga, dansant la Hora dans la salle Weizmann d'Elisabethville |
Indépendance : Les Juifs du Congo se souviennent
Mardi 8 juin 2010 Le Congo célèbre ce 30 juin 2010 le 50e anniversaire de son indépendance. Pendant la période coloniale, la petite communauté juive occupe une place à part. A la fois lucides et nostalgiques, les Juifs du Congo assument leur passé sans détour.
Comme l’écrivait Milantia Bourla-Errera dans sa biographie du rabbin Moïse Levy (Moïse Levy, un rabbin au Congo (1937-1991), Ed. La longue vue, Consistoire israélite de Belgique, 2000), de nombreux Juifs figuraient parmi les proches conseillers de Léopold II et les agents de son Etat indépendant du Congo (1885-1908). Associés aux débuts de l’entreprise coloniale, les Juifs ont tenu un rôle majeur dans l’histoire congolaise au 20esiècle, en particulier au Katanga, où l’ouverture des premières mines, la fondation d’Elisabethville (actuelle Lubumbashi) en 1910 et la création d’une liaison ferroviaire vers l’Afrique du Sud attirent des immigrants juifs, ashkénazes d’abord, puis en majorité sépharades. L’inauguration de la synagogue d’Elisabethville (1930) et l’arrivée du rabbin Moïse Levy (1937) marquent l’essor d’une communauté juive prospère en Afrique centrale. Souvent originaires de Rhodes, comme le rabbin Levy, ces immigrants forment un groupe social indispensable à l’économie coloniale. Nombre d’entre eux sont marchands itinérants. Ils vendent des produits indigènes, articles de traite, en gros et en détail.
Lors de son premier séjour au Katanga (1928-1934), le père de Moïse Rahmani, Victor, était « traveller » et plaçait les marchandises de ses patrons chez les commerçants installés loin d’Elisabethville. Directeur de l’Institut Sépharade Européen et passionné du Congo, Moïse Rahmani, auteur de Shalom Bwana (éd. Romillat, 2002) et de Juifs du Congo (éd. de l’Institut Sépharade Européen, 2007),note l’absence de véritables relations sociales entre Noirs et Européens avant l’Indépendance : « Chacun vivait à part, les Noirs dans la “cité”, la ville indigène, les Blancs dans la ville européenne. Le Noir qui se trouvait dans la ville européenne après 21h devait recevoir un document de son patron indiquant les raisons de sa présence ». Membre d’une famille juive de Rhodes, dont la destinée est étroitement liée à l’histoire du Congo, Solly Benatar se souvient avec nostalgie et ambivalence de son enfance à Elisabeth-ville dans les années 50 : « Elisabethville était un petit paradis ! Mais les Congolais ne pouvaient pas fréquenter les lieux de loisirs et de détente des Blancs, à l’exception d’une minorité de Noirs “évolués”, petits cadres et fonctionnaires bénéficiant de certains privilèges, mais peu acceptés des Blancs ».
La mode pour tous
A l’instar d’Erna Vamos, artiste juive hongroise, formée aux Arts décoratifs à Paris, les Juifs du Congo belge sont capables de porter un regard nuancé sur la société coloniale. Paradoxalement, l’œuvre d’Erna Vamos est ignorée des historiens de la peinture au Congo belge. « Engagé comme médecin par une société minière du Katanga en 1939, mon père est décédé peu après ma naissance », rappelle Elie Vamos, son fils. « Bloquée par la guerre à Elisabethville, ma mère a peint pour vivre, surtout des commandes : portraits de Blancs et d’Africains et natures mortes. Fascinée par le monde de ses modèles noirs, elle se passionna de musique et d’art et africains et elle apprit le swahili ». Ces portraits d’Africains étaient vendus à des Blancs, amateurs de couleur locale et d’exotisme. Erna photographiait ses œuvres achevées. Une de ces photos en noir en blanc reproduit le portrait d’une famille africaine dont l’homme porte veston et cravate, œuvre de commande peinte pour des « évolués » qu’elle représente. En 1959, Erna Vamos rejoint Elie à Bruxelles où il étudie la médecine et tente de vivre de sa peinture. Avec la fin de la colonie, son art réaliste à thèmes africains n’intéresse pas les Belges.
Selon Moïse Rahmani, les commerçants juifs ont contribué à l’émancipation des « indigènes », en les initiant aux produits manufacturés pour en faire des consommateurs à part entière. Ouverts en 1946, à Léopoldville, les magasins « Au Chic » des frères Hasson, « La Coupole » d’Henri Palacci, vendent à tous, Blancs et Noirs, et rompent ainsi la normalité de la société coloniale. Ils refusent toute discrimination raciale, au sein du personnel comme pour la clientèle. Qu ’ils soient « évolués » ou « indigènes », les Congolais peuvent y découvrir la mode européenne, et s’y vêtir à l’égal des Blancs. On assiste aux premiers pas d’une réappropriation africaine de la mode occidentale d’où surgira, plus tard, l’univers culturel fascinant de « la sape » congolaise. Les pratiques commerciales des Juifs et leurs rapports quotidiens aux colonisés les distinguaient des autres Blancs. Moïse Rahmani souligne : « Les Congolais n’ont jamais assimilé le Juif aux Belges. Lors des événements de juillet 1960, aucun Juif ne fut, à ma connaissance, ni molesté ni humilié par la foule en colère ».
Santo Franco passe son enfance à Bujumbura, puis à Bukavu. Il quitte le Congo en juin 1957 pour poursuivre ses études à Bruxelles et souligne qu’à l’époque au Congo, on ne parlait pas d’indépendance, ni de politique : « Je suis arrivé en Belgique avec des idées racistes, un racisme “doux”, mais fondé sur la supériorité “naturelle” du Blanc. J’ai été donc fort surpris de rencontrer à l’ULB un petit groupe de premiers étudiants noirs du Congo ! Et puis, soudain est arrivée l’Indépendance ! Et le Congo a basculé dans une affreuse cacophonie ».
Un passé assumé
Avec les troubles qui suivent la proclamation de l’Indépendance et la sécession du Katanga de Moïse Tshombé, qui en deviendra le Président, les Juifs d’Elisabethville fuient, comme la plupart des Blancs. Beaucoup ne reviendront plus ou s’établissent à Léopoldville, où se développe la communauté juive du Congo après 1960. En 1962, le Président Kasavubu signe l’ordonnance instituant la communauté israélite de Léopoldville. Cependant, la zaïrianisation de Mobutu (1973) et les pillages de 1991 forceront la plupart des entrepreneurs juifs à quitter le pays auquel ces fils d’immigrants s’étaient tant attachés. Aujourd’hui, une petite communauté juive vit encore à Kinshasa. La synagogue Beit Yaacov y constitue le seul lieu de culte israélite en fonction au cœur de l’Afrique.
Loin de la mauvaise conscience des Belges qui, après avoir volontairement oublié l’histoire coloniale, semblent aujourd’hui se faire une gloire de l’auto-flagellation et de la diabolisation radicale du passé colonial, cette vision juive du Congo et de sa décolonisation reflète une réalité complexe et parfois ambivalente que de nombreux historiens ont souvent ignorée.
Pères juifs, enfants congolais
Les unions entre un « colonial » célibataire vivant seul en pleine brousse et une « ménagère » africaine, femme à tout faire, font partie des réalités coloniales. Mais les liens unissant de Juifs à leurs compagnes africaines contrastent avec les rapports inégaux qui régissaient le plus souvent ces unions interraciales. « La plupart des Juifs ayant eu, dans le courant des années 1920 et 1930, un enfant avec une Africaine l’ont reconnu, lui ont donné leur nom et ont pourvu à son éducation. Nissim Israël est le premier Blanc à épouser une Noire, en 1959, quand le mariage civil interracial est autorisé par les autorités », fait remarquer Moïse Rahmani.
Dans ses livres, Moïse Rahmani évoque les parcours étonnants de certains de ces enfants congolais nés de père juif, tel Léon (Lubicz) Kengo wa Dondo, président du Sénat, ancien Premier ministre et fils d’un médecin itinérant juif polonais et d’une Congolaise d’origine tutsi. En général, ces Congolais de père juif étaient éduqués par leur mère et scolarisés dans les missions chrétiennes. Néanmoins, ceux que Moïse a rencontrés au cours de ses recherches, affirment avec fierté leur origine juive. Ainsi, les frères Mulongo Finkelstein et toute leur parentèle... Moïse Katumbi Chapwe Soriano, petit-fils de Juifs de Rhodes et premier gouverneur élu du Katanga. Dans Juifs du Congo, Moïse relate l’enfance émouvante d’Hélène Esabu Gottselig, née à Bunia, dans la Province orientale. Ses grands-parents ont été gazés à Birkenau. Son père, Jacques Gottselig, médecin belge, est tué au Yémen lors d’un pogrom en 1948. Prises en charge par l’Etat belge qui assure leur scolarité après cet assassinat, Hélène et sa sœur seront abandonnées à leur sort par les autorités belges après l’Indépendance. Comme le rappelle Moïse Rahmani, Joseph Kasavubu, premier Président du Congo indépendant, était né d’un père chinois, ouvrier sur la ligne de chemin de fer Léopoldville-Matadi. Fait qui documente le rôle important des « métis » dans l’histoire congolaise. Une mémoire qui dérange tous ceux qui choisissent de diaboliser l’héritage colonial et refusent le dialogue honnête avec ce passé oublié.